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Tribune de Jean-Claude Yevi Reconstruire un navire négrier : inscrire l’horreur dans la mémoire pour éclairer l’avenir

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À Ouidah, au Bénin, un geste audacieux attire aujourd’hui tous les regards : le gouvernement du Bénin a décidé de reconstruire un navire négrier. Certains s’interrogent : “À quoi cela sert-il ? Pourquoi mobiliser temps et ressources autour d’un passé si douloureux ?” Et pourtant, poser cette question revient à demander si Auschwitz et les autres camps de concentration qui ont servi à l’extermination des juifs avaient un sens. La mémoire, même quand elle est insoutenable, est un impératif. Elle est le fil qui relie notre histoire à notre responsabilité contemporaine.

Pendant trois siècles, des millions d’Africains ont été arrachés à leur vie. Entassés dans des cales exiguës, affamés, malades, frappés par la violence, ils ont traversé l’Atlantique comme du bétail, déshumanisés par un système de traite qui a façonné des générations de douleur et de désespoir. La Shoah, concentrée dans quelques années, a condensé l’horreur. La traite négrière l’a étalée sur des siècles. Différente dans sa temporalité, similaire dans sa cruauté. Et dans les deux cas, le silence est un crime. L’oubli est une trahison.

Ce navire, que l’on reconstruit aujourd’hui, n’est ni un musée ni un monument décoratif. C’est un témoin vivant de l’indicible. Chaque planche, chaque cale, chaque corde reconstituée raconte la souffrance des vies volées et l’extraordinaire résilience des survivants. Il matérialise un passé que beaucoup aimeraient occulter, et le rend tangible pour ceux qui n’ont jamais été confrontés à cette mémoire.

L’Allemagne a su transformer le poids de sa culpabilité en force civique. Le Vergangenheitsbewältigung, ce travail de confrontation avec le passé, a permis de créer des lieux de mémoire qui enseignent la vigilance et la responsabilité citoyenne. Le Bénin, avec ce navire, opère un geste similaire. Il refuse l’oubli et choisit de regarder l’horreur en face. Il offre aux générations présentes et futures un instrument de conscience collective, un espace pour comprendre et ne pas répéter.

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Mais ce geste dépasse le Bénin. Il dépasse l’Afrique. Il interpelle le monde entier sur ce que nous faisons de notre mémoire, sur ce que nous transmettons à ceux qui viendront après nous. La mémoire n’est pas un luxe. Elle est un bouclier contre la répétition des violences. Elle est la lumière qui éclaire l’humanité, même dans ses moments les plus sombres.

Reconstruire un navire négrier, c’est défier l’histoire. C’est affirmer qu’aucune barbarie ne doit sombrer dans l’oubli. C’est offrir un espace de dialogue, de réflexion et d’éducation pour tous ceux qui croient encore que le passé peut être effacé. Et c’est là, précisément, que réside la force de ce geste : dans sa capacité à transformer la mémoire en une leçon universelle.

Il ne s’agit pas seulement de reconstruire un objet. Il s’agit de reconstruire le récit de ceux qui ont été réduits au silence, de rendre visible l’invisible, de donner corps à l’indicible. Chaque visite, chaque témoignage, chaque discussion autour de ce navire est un acte de justice et d’humanité. Chaque planche clouée, chaque corde tendue, est une promesse : nous nous souvenons, et nous agirons pour que cela ne se reproduise jamais.

Alors, face à ce geste mémoriel, il est normal de ressentir le choc, la douleur, l’inconfort. Ces émotions ne sont pas un obstacle : elles sont la preuve que l’histoire est vivante, qu’elle nous concerne encore. Le Bénin a choisi de transformer le poids de sa mémoire en force civique. Il a choisi de faire de l’histoire un enseignement permanent, accessible à tous. Et ce choix est un message puissant à l’Afrique et au monde : regarder l’horreur en face est le premier pas vers la responsabilité et la justice.

Le navire négrier reconstruit n’est pas seulement un monument du passé. Il est un cri pour le présent. Un appel pour l’avenir. Il dit à chaque génération que la barbarie humaine n’est jamais close, qu’elle vit dans l’oubli si nous ne l’affrontons pas. Il dit que la mémoire est un acte de courage, de justice et d’humanité. Et surtout, il rappelle que le passé, aussi douloureux soit-il, est notre guide pour construire un futur où la dignité humaine sera toujours respectée.

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