Décision DCC N° 20-434 de la cour constitutionnelle du Bénin : Deux Professeurs des Universités du Togo donnent leur appréciation

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Adama KPODAR et Dodzi KOKOROKO respectivement professeurs des universités de Lomé et de Kara ont conjointement rédigé un document pour analyser la décision de la cour constitutionnelle du Bénin relative à la Cour de Justice de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CJC). Le document de 10 pages est une analyse des hommes de Droit qui tirent des leçons de bon sens juridique sur ce qu’ils qualifient de « executive agreement ».

(Lire ci-dessous l’intégralité de l’analyse)

La plainte constitutionnelle contre l’article 9 du Protocole additionnel A/SP1/01/05 de la Cour de Justice de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CJC), élargissant sa compétence aux violations des droits de l’homme dans les Etats membres donne l’occasion à la Cour constitutionnelle du Bénin de remettre certaines pendules à l’heure.

En dehors des passions politiques fort légitimes qu’elle suscite, la Décision DCC n° 20-434 de la Cour constitutionnelle du Bénin du 30 avril 2020 actualise la place des traités dans l’ordre juridique, qu’il importe de comprendre sans beffrois. En plus de sa contextualisation sanitaire, la Cour fait rencontrer par le biais du juge constitutionnel, la Constitution et le traité international/accord international, notamment son effectivité dans l’ordre interne, son opposabilité à l’Etat tant sur le plan international qu’interne.

Ce rendez-vous, raté, devant la Cour suprême des Etats-Unis, honoré devant le Conseil constitutionnel français, et raffermi devant la Cour constitutionnelle du Bénin permet de poser deux préalables sur son point d’ancrage juridique. En premier, c’est-à-dire dans la Constitution, certaines dispositions permettent d’éviter une modification indirecte de la loi fondamentale, par l’entremise d’un traité. La vérification de l’inconstitutionnalité du traité qui suppose qu’il doit être préalablement soumis à l’agrément du pouvoir constituant, permet de préserver la cohérence de l’ordonnancement juridique interne, puisque ce traité aura une place supra-législative et infra-constitutionnelle. En second, notamment dans le traité international, il importe de distinguer deux situations. D’un côté, dans le silence du traité en cause, l’article 46 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités s’applique : « Le fait que le consentement d’un Etat à être lié par un traité a été exprimé en violation d’une disposition de son droit interne concernant la compétence pour conclure des traités ne peut être invoqué par cet Etat comme viciant son consentement, à moins que cette violation n’ait été manifeste et ne concerne une règle de son droit interne d’importance fondamentale ».

Dans la doctrine, cette disposition s’entend aussi bien d’une ratification irrégulière, que de l’absence de ratification. De l’autre, lorsqu’au contraire, le traité en cause le prévoit expressément dans une clause, c’est la disposition consacrée qui s’applique en bonne et due forme.
Le contentieux des ratifications régulières ou non (« ratifications imparfaites »), ou de l’inexistence de ratification, n’est donc pas en soi une curiosité juridique, car il fait partie intégrante des irrégularités formelles qui peuvent être invoquées soit comme vice du consentement, soit comme éléments d’inopposabilité du traité. La question qui est posée est la suivante : la Cour peut-elle considérer qu’un instrument international est inopposable au Bénin, alors même que le Chef de l’Etat a exprimé le consentement à y être lié, dans les termes mêmes de cet instrument, qui d’ailleurs prévoit une entrée en vigueur provisoire ? En d’autres termes, la signature conduisant à l’entrée en vigueur provisoire, sans qu’interviennent les procédures formelles de ratification constitue-elle un engagement définitif du Bénin à l’égard du Protocole ? Se trouve ainsi posée la problématique générale du contrôle par le juge constitutionnel de la régularité procédurale de la conclusion des engagements internationaux.

La réponse à cette question n’est pas du tout compliquée. Le Chef de l’Etat, en signant, a respecté la procédure prévue dans les clauses finales du Protocole en ce qui concerne les dispositions ne nécessitant pas de ratification. Tel n’est pas le cas des dispositions qui la nécessitent comme celles de l’article 9 alinéa 4. Ainsi, l’opposabilité de cet article du Protocole à l’endroit du Bénin est insoutenable en droit (I), même si on peut en tirer certaines conséquences juridiquement défendables (II).

I-L’INADMISSIBLE JURIDIQUE : L’OPPOSABILITE DE L’ARTICLE 9.4 DU PROTOCOLE

La possibilité pour le juge constitutionnel de procéder au contrôle de constitutionnalité de la procédure de conclusion des traités ne souffre d’aucune contestation, comme en témoignent les décisions DCC 02-050 du 30 mai 2020 et DCC 03-009 du 13 février 2003 de la Cour constitutionnelle du Bénin. Le problème qui se pose en l’espèce est celui de l’intensité et de la marge de manœuvre dont dispose le juge constitutionnel lorsqu’il doit opérer son contrôle de constitutionalité au regard des procédures prévues par les clauses finales du traité lui-même, en l’occurrence le Protocole additionnel A/SP.1/01/05 portant amendement du Protocole A/P1/7/91, relatif à la Cour de justice de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, en date du 19 janvier 2005.
Pour ce qui est de la Constitution du Bénin, deux dispositions sont essentielles. L’article 147 qui dispose : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». A cela s’ajoute l’article 145. 1, qui prévoit que : « Les traités de paix, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de L’Etat, ceux qui modifient les lois internes de l’Etat (…) ne peuvent être ratifiés qu’en vertu d’une loi ».

S’agissant du Protocole, l’article 11 portant entrée en vigueur doit être référencé. L’alinéa 1 de cet article pose que « Le Présent Protocole Additionnel entre en vigueur à titre provisoire dès sa signature par les Chefs d’Etat et de Gouvernement. En conséquence, les Etats membres signataires et la CEDEAO s’engagent à commencer la mise en œuvre de ses dispositions ». L’alinéa 2 dispose que « Le présent Protocole entrera définitivement en vigueur dès sa ratification par au moins neuf (9) Etats signataires, conformément aux règles constitutionnelles de chaque Etat membre ».
A bien y regarder, la procédure de la Constitution et du Protocole fixant les modalités d’expression par l’Etat de son consentement à être lié ne sont pas antithétiques mais bien complémentaires.

L’Etat ne peut être définitivement partie au Protocole que s’il le ratifie conformément à ses règles constitutionnelles. Mais, et c’est là tout l’équivoque, la simple signature par le Chef de l’Etat, en attendant la ratification, met en vigueur à titre provisoire le Protocole. Pour le Bénin et d’autres Etats, qui l’ont signé et ne l’ont pas ratifié, doit-on considérer qu’ils ont exprimé le consentement définitif de l’Etat à être lié ? Cette question trouve sa réponse aussi bien dans le droit international que dans le droit interne.
En droit international, il est reconnu que dans la procédure de conclusion des traités en forme solennelle, à moins que le traité n’en dispose autrement, la simple signature ne peut lier l’Etat que sur le principe de la bonne foi. Mais voilà que le Protocole, un instrument de cette catégorie procédurale en dispose autrement en indiquant que la signature conduit à l’entrée en vigueur provisoire. Pour résoudre cette difficulté, il faut retourner au droit procédural classique de la conclusion des traités sur plusieurs points.
D’abord, le droit international des traités distingue entre l’entrée en vigueur dans l’ordre international et l’application effective dans l’ordre interne. Un traité peut entrer en vigueur dans l’ordre international sans qu’il soit possible de lui donner des effets juridiques dans l’ordonnancement juridique des Etats, au regard de l’écran que constitue l’exigence du respect des règles constitutionnelles liées à la ratification. Cette possibilité juridique se retrouve bel et bien dans la technique de la divisibilité du traité en cas d’invocation d’un vice du consentement conduisant à sa nullité. Elle s’énonce ainsi qu’il suit : « … Tous les traités ne constituent pas une totalité solidaire dont les éléments s’équilibrent mutuellement. Nombre d’entre eux possèdent un contenu mixte et par conséquent des clauses (ou groupes de clauses) qui sont parfaitement séparables en tant qu’elles sont indépendantes les unes des autres. La CDI a fait remarquer que la doctrine et la jurisprudence de la CIJ ont admis qu’il existe dans la pratique des cas où la divisibilité peut s’appliquer sans inconvénients, certaines dispositions d’un traité pouvant être supprimées sans bouleverser nécessairement l’équilibre des autres droits et obligations établis par ses autres clauses ».

Cette lecture est en effet entérinée par l’article 44 de la Convention de Vienne sur le droit des traités en son paragraphe 2 qui établit la séparation obligatoire en ce qui concerne l’erreur ou la ratification imparfaite : « 1. Le droit pour une partie, prévu dans un traité ou résultant de l’article 56, de dénoncer le traité, de s’en retirer ou d’en suspendre l’application ne peut être exercé qu’à l’égard de l’ensemble du traité, à moins que ce dernier n’en dispose ou que les parties n’en conviennent autrement. 2. Une cause de nullité ou d’extinction d’un traité, de retrait d’une des parties ou de suspension de l’application du traité reconnue aux termes de la présente Convention ne peut être invoquée qu’à l’égard de l’ensemble du traité, sauf dans les conditions prévues aux paragraphes suivants ou à l’article 60. 3. Si la cause en question ne vise que certaines clauses déterminées, elle ne peut être invoquée qu’à l’égard de ces seules clauses lorsque : a) ces clauses sont séparables du reste du traité en ce qui concerne leur exécution; b) il ressort du traité ou il est par ailleurs établi que l’acceptation des clauses en question n’a pas constitué pour l’autre partie ou pour les autres parties au traité une base essentielle de leur consentement à être liées par le traité dans son ensemble; et c) il n’est pas injuste de continuer à exécuter ce qui subsiste du traité ».

Ensuite, le Protocole nécessite une opération de chirurgie juridique, sur le fondement du principe de la divisibilité ou de la séparabilité des clauses ou des dispositions. Cette technique permettra de distinguer les deux procédures d’expression par l’Etat de son consentement à être lié, tel que posé par l’article 11 en ses alinéas 1 et 2. L’article 9 du Protocole se présente comme suit:
« 1. La Cour a compétence sur tous les différends qui lui sont soumis et qui ont pour objet :
• L’interprétation et l’application du Traité, des Conventions et Protocole de la Communauté
• L’interprétation et l’application des règlements, des directives, des décisions et de tous les autres instruments juridiques subsidiaires adopté dans le cadre de la CEDEAO ;
• L’appréciation de légalité des règlements, des directives, des décisions et de tous autres instruments juridiques subsidiaires adoptés dans le cadre de la CEDEAO ;
• L’examen des manquements des Etats membres aux obligations qui leur incombent en vertu du Traité, des Convention et Protocoles, des règlements, des décisions et des directives ;
• L’application des dispositions du Traité, Conventions et Protocoles, des Règlements, des directives ou des décisions de la CEDEAO ;
• L’examen des litiges entre la Communauté et ses agents
• Les actions en réparation des dommages causés par une Institution de la Communauté ou un agent de celle-ci pour tout acte commis ou toute omission dans l’exercice de ses fonctions.
« 2. La Cour est compétente pour déclarer engagée la responsabilité non contractuelle et condamner la Communauté à la réparation du préjudice causé, soit par des agissements matériels, soit par des actes normatifs des Institutions de la Communauté ou de ses agents dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions.
« 3. L’action en responsabilité contre la Communauté ou celle de la Communauté contre des tiers ou ses agents se prescrivent par trois (03) ans à compter de la réalisation des dommages.
« 4. La Cour est compétente pour connaître des cas de violation des droits de l’Homme dans tout Etat membre.
« 5. En attendant la mise en place du Tribunal arbitral, prévu par l’Article 16 du Traité révisé, la Cour remplit également les fonctions d’arbitre.
« 6. La Cour peut avoir compétence sur toutes les questions prévues dans tout accord que les Etats membres pourraient conclure entre eux, ou avec la CEDEAO et qui lui donne compétence.
« 7. La Cour a toutes les compétences que les dispositions du présent Protocole lui confèrent ainsi que toutes autres compétences que pourraient lui confier des Protocoles et Décisions ultérieures de la Communauté.
« 8. La Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement a le pouvoir de saisir la Cour pour connaître des litiges autres que ceux visés dans le présent article ».

À voir de près, les dispositions de l’article 9 du Protocole sont bien séparables, sauscissonnables textes par textes voire divisibles. En effet, certaines clauses concernent les relations entre la CJC et les Etats, ou entre l’Organisation et ses agents, qui ne nécessitent pas une incursion dans l’ordre interne, en ce qui concerne les mesures d’exécution. Il en est ainsi de toutes les dispositions, exceptées celles de l’alinéa 4. Ce sont ces différentes matières qui tombent sous le coup de la procédure de l’alinéa 1 de l’article 11 du Protocole, en ce que la simple signature conduit à leur entrée en vigueur provisoire.

Banniere carrée

Par contre, les clauses de l’article 9 alinéa 4 bousculent les règles constitutionnelles des Etats. Ainsi que le relève le Garde des Sceaux, ministre de la Justice et de la Législation, « en érigeant la Cour de justice communautaire en juge supranational de la violation des droits humains commis au Bénin, ce Protocole additionnel modifie l’organisation des juridictions et les lois internes qui les régissent et ne peut dès lors être ratifié que conformément à l’article 145 alinéa 1 de la Constitution au moyen d’une habilitation légale qui n’a pas eu lieu ». Il a été suivi par la Cour pour qui selon les termes de l’article 145 de la Constitution « Les traité de paix, les traités ou accords internationaux, ceux qui modifient les lois internes de l’Etat…ne peuvent être ratifiés qu’en vertu d’une loi …que par suite, la simple entrée en vigueur d’un engagement international ne suffit pas à produire des effets à l’égard de l’Etat béninois ; … Considérant que l’amendement normatif ainsi intervenu, substantiel et modificatif des lois internes de l’Etat en ce qu’il étend le champ d’abdication par l’Etat de sa souveraineté ne peut être ratifié et, par suite engager l’Etat béninois que sur autorisation de l’Assemblée nationale, promulguée et publiée au journal officiel dans les mêmes termes et suivant les mêmes formes que le Protocole amendé ». Cette disposition ne peut donc entrer en vigueur même à titre provisoire par une simple signature, mais bien par un acte plus solennel, tel que le prévoit l’alinéa 2 de l’article 11 du Protocole.

Ainsi, le Protocole entre provisoirement en vigueur à l’égard du Bénin pour les clauses ne nécessitant pas la ratification, et ne le lie pas en ce qui concerne celles pour lesquelles la ratification est exigée. Si tel n’est pas le cas, pourquoi le Protocole a-t-il prévu expressément dans l’alinéa 2 de l’article 11 qu’il n’« entrera définitivement en vigueur que dès sa ratification par au moins neuf (9) Etats signataires, conformément aux règles constitutionnelles de chaque Etat membre » ? Concevoir que la simple signature engage l’Etat sur les dispositions de l’article 9. 4, nonobstant l’alinéa 2 de l’article 11 est une incongruité juridique, car les Chefs d’Etat et de Gouvernement n’auraient même pas apposé cette signature. L’article 9. 4 ne serait dans ces conditions qu’un Executive Agreement, à l’instar des traités de Versailles de 1919 à l’égard du Président Thomas Woodrow Wilson, qui les ayant signé, , n’a pas reçu l’autorisation de leur ratification de la part du Sénat américain le 19 mars 1920.

On peut seulement regretter que la Décision de la Cour ne fait pas clairement cette distinction, puisqu’elle considère que « le Protocole additionnel A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 ne saurait être opposable à l’Etat du Bénin qu’à la suite de son introduction régulière dan l’ordre interne par décret de ratification pris suite à une loi d’autorisation de ratification adoptée par l’Assemblée nationale, promulguée par le président de la République et publiée au journal officiel de la République du Bénin ». Elle en tire les conséquences en disant que « tous les actes qui résultent de la mise en oeuvre du protocole additionnel de la CEDEAO A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 sont non avenus à l’égard du Bénin ». Cette formulation de la décision donne à croire que la Cour rejette aussi l’opposabilité des clauses qui ne nécessitent pas de la part du Bénin une ratification. Un Etat peut s’obliger par exemple à contribuer budgétairement ou à envoyer son ressortissant siéger dans une juridiction supranationale par devant laquelle ses citoyens sont injusticiables, car n’ayant pas soit ratifié l’accord soit fait la déclaration facultative de juridiction obligatoire.
Mais la motivation de la décision permet d’affirmer que le juge n’avait en point de mire que la compétence de la CJC comme juge des violations des droits de l’homme dans les Etats membres. Et pour cause, la requête déposée près la Cour constitutionnelle du Bénin, ainsi que l’obiter dicta donnée par la juridiction en témoignent: « …qu’en ce qu’il érige la Cour de justice communautaire en juge supranationale de la violation des droits humains censée être commise au Bénin et modifie l’organisation des juridictions nationales et les lois qui les régissent, ce protocole aurait dû être ratifié selon la procédure instituée à l’article 145 alinéa 1 de la Constitution ».

Enfin, l’entrée en vigueur du Protocole dans l’ordre international ne conduit pas automatiquement à son invocabilité dans l’ordre interne des Etats parties. Nous savons que les juridictions internes par exemple ne peuvent effectivement invoquer ou appliquer les dispositions d’un Protocole que s’il est régulièrement introduit dans l’ordre interne. Tel est ce qui ressort clairement de la décision d’Assemblée du CE français du 23 décembre 2011, M. Kandyrine de Brito Paiva. Dans cette affaire en effet, le juge administratif déclare inopérant un moyen tiré de l’invocation des dispositions du Protocole n° 12 à la CESDH au motif que ce protocole n’a jamais été ni signé ni ratifié par la France. Cette décision a été récemment confirmée par une jurisprudence de 2020 : CE 31 janvier 2020, Elections européennes des 25 et 26 mai 2019.

La Cour constitutionnelle du Bénin ne fait que s’inscrire dans la même épure en jugeant que : « Considérant en effet que le protocole additionnel A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 ne saurait être opposable à l’Etat du Bénin qu’à la suite de son introduction régulière dans l’ordre interne par un décret de ratification pris suite à une loi d’autorisation de ratification adoptée par l’Assemblée nationale, promulguée par le président de la République et publiée au journal officiel de la République du Bénin ; qu’en ce qu’il érige la Cour de justice communautaire en juge supranational de la violation des droits humains censée être commise au Bénin et modifie l’organisation des juridictions nationales et les lois qui les régissent, ce protocole aurait dû être ratifié selon la procédure instituée à l’article 145, alinéa 1 de la Constitution… ».
Il va sans dire que l’application provisoire d’un traité ou de certaines de ses dispositions, qui ne doit pas non plus être confondue avec son application progressive, est une technique bien connue en droit international public, telle qu’elle est codifiée à l’article 25, paragraphe 1 de la convention de Vienne. Elle rentre dans le cadre du régime de la signature ad referendum, et ne saurait être assimilée à l’entrée en vigueur définitive, ou proprement dite, bien qu’elle puisse générer des obligations identiques, ou au moins comparables à celles découlant de l’application définitive du traité. Au surplus, l’argument de l’opposabilité définitive via l’entrée en vigueur provisoire, sans la ratification ne saurait juridiquement tenir, du moins à compter de la décision du 30 avril 2020, car le Protocole lui-même ne prévoit pas une interdiction de soulever l’inopposabilité. Il faudrait, encore dans ce cas, avoir recours au paragraphe 2 de l’article 25 de la Convention de Vienne qui s’appliquera à titre supplétif : « A moins que le traité n’en dispose autrement ou que les Etats ayant participé à la négociation n’en soient convenus autrement, l’application à titre provisoire d’un traité ou d’une partie d’un traité à l’égard d’un Etat prend fin si cet Etat notifie aux autres Etats entre lesquels le traité est appliqué provisoirement son intention de ne pas devenir partie au traité ». L’Etat pourra-t-il tirer les conséquences de cette décision pour activer ce levier au regard de sa responsabilité internationale au titre de l’application provisoire des autres clauses du Protocole ? Une clarification s’impose à ce sujet.

La thèse du dépôt des neuf (9) instruments de ratification, conduisant à justifier l’opposabilité définitive du Protocole ne saurait non plus prospérer, car, à supposer que parmi tous les Etats parties au Protocole, seul le Bénin n’a pas ratifié, le défaut de la ratification fait de cet Etat un tiers par rapport à cet instrument. L’engagement des autres Etats ne saurait l’obliger : « pacta tertiis nec nocent nec prosunt » (les accords ne peuvent ni imposer des obligations aux tiers, ni leur conférer des droits). Il ne reste donc qu’à tirer les conséquences juridiques de la décision de la Cour constitutionnelle.

II-LES ADMISSIBLES JURIDIQUES : LES CONSEQUENCES-PROLONGEMENTS DE L’INOPPOSABILITE

Plusieurs leçons juridiques peuvent être tirées de la décision de la Cour. En premier lieu, elle nous rappelle le voisinage qui existe entre les juridictions constitutionnelles et la CIJ à l’exemple de la question des ratifications imparfaites, en termes de son irrégularité ou de son absence. L’article 47 de la Convention de Vienne est de ce fait éclairant : «…Si le pouvoir d’un représentant d’exprimer le consentement d’un Etat à être lié par un traité déterminé a fait l’objet d’une restriction particulière, le fait que ce représentant n’a pas tenu compte de celle-ci ne peut être invoqué comme viciant le consentement qu’il a exprimé, à moins que la restriction n’ait été notifiée, avant l’expression de ce consentement, aux autres Etats ayant participé à la négociation ». Prenant appui sur cette disposition, la CIJ, dans son arrêt du 10 octobre 2002 sur l’affaire relative au contentieux frontalier entre le Cameroun et le Niger, a estimé que l’absence de ratification d’un traité apparemment exigée par le droit interne, ne saurait autoriser une remise en cause de ce traité, dès lors que l’Etat concerné a considéré que les procédures internes ont été respectées et que l’accord en question a été officiellement publié dans les ordres internes des Etats contractants. L’interprétation a contrario rejoint la position du juge constitutionnel au Bénin. La CIJ relèvera également que « les règles relatives au pouvoir de signer des traités au nom d’un Etat sont des règles constitutionnelles d’une importance fondamentales ». Dans le cas d’espèce, ces restrictions sont bien connues, ce qui justifie d’ailleurs l’existence de l’alinéa 2 de l’article 11 du Protocole.
Dans l’ordre interne, excepté un abandon de souveraineté à l’égard de l’organisation régionale par la volonté du constituant lui-même, tel l’article 88-1 (J’ai remplacé le 88 par le 88-1 ; en effet, c’est- l’article 88-1 qui traite de l’UE, l’article 88 porte sur la francophonie et les accords d’association) de la Constitution française, le juge constitutionnel s’érige en un véritable gardien de la constitutionnalité du traité, ne serait-ce au moins sur le point de la procédure. Mais, contrairement au juge international qui se focalise sur la question d’un vice du consentement, le juge constitutionnel, lui, invoquera tout simplement l’inopposabilité, car il ne lui revient pas d’apprécier les questions de l’authenticité de l’expression du consentement de l’Etat à être lié dans l’ordre international. Le juge constitutionnel béninois le fait observer magistralement en jugeant que « … le protocole additionnel A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 n’est pas opposable à l’Etat du Bénin pour n’avoir pas été ratifié en vertu d’une loi votée par l’Assemblée nationale, promulguée et publiée au Journal officiel ».

En deuxième lieu, l’on se demande si cette décision ne vient pas mettre à jour une situation d’entente de fait sur des erreurs de droit entre la CJC et l’attitude des Etats. Ces derniers, y compris le Bénin, n’ayant pas ratifié le protocole, l’appliquent et n’invoquent jamais son incompétence sur le fondement de la ratification imparfaite, alors que la CJCEDAO ne fonde point sa compétence sur la signature du Protocole. Déjà, dans son premier arrêt rendu en 2005, suite à l’extension de sa compétence aux droits de l’homme et l’ouverture de son prétoire aux individus, la compétence de la CJC a été contestée, mais sur une base différente de l’inopposabilité du protocole additionnel de 2005. En effet, dans l’affaire Jerry Ugokwe c. Etat du Nigéria, l’avocat de la République fédérale du Nigéria a soulevé la question de l’irrecevabilité de la requête pour incompétence de la Cour. Il a soulevé une exception préliminaire, décrivant la demande comme erronée. Il cite à l’appui les articles 9 et 10 du Protocole additionnel et a fait savoir que le cas d’espèce était un différend électoral, avec une autre requête toujours pendante devant la Haute Cour du Nigéria. En réponse, la Cour note que l’examen attentif des différents moyens des parties conduit à se demander si le contentieux électoral, qui est le principal enjeu au cœur du litige, est soumis à l’ordre juridique applicable à la communauté. Pour ce faire, elle s’est penchée sur les dispositions du traité CEDEAO, Protocoles, conventions et textes y relatifs afin de savoir si elle peut statuer sur les questions afférentes aux élections et aux différends qui en découlent. Elle souligne qu’au rang des textes juridiques applicables à la CEDEAO, aucune disposition, générale ou spécifique, ne lui donnait le pouvoir de statuer sur les questions électorales ou toutes questions qui en découlent. En conséquence, de tous les moyens invoqués par le requérant, c’est-à-dire demandant à la Cour de connaître des différends électoraux, la Cour s’est déclarée incompétente. On comprend donc que, si incompétence de la Cour il y a dans cette affaire, ce n’est qu’au motif que le différend porte sur la matière électorale et non sur la non-entrée en vigueur ou la non-ratification du protocole additionnel de 2005 par le Nigéria.
Dans l’affaire Moussa Léo Keita c. l’Etat du Mali de 2007, le défendeur a soulevé l’irrecevabilité de la requête devant la CJC sur deux points. D’abord, il souligne l’incompétence de la Cour pour statuer sur le différend dont elle est saisie et ensuite refuse de reconnaître Moussa Léo Kéita comme étant qualifié pour comparaître devant la CJC.

Le défendeur n’ayant pas clairement dit ce qui sous-tend l’incompétence de la Cour, on pourrait en conclure qu’il se fonde sur l’inopposabilité du protocole de 2005, dès lors qu’il ne l’a pas ratifié. Cependant, la CJC, dans son analyse, n’adhère pas à cette opinion. En effet, dans sa réponse à l’exception préliminaire du défendeur, elle fait observer que, en matière de sa compétence matérielle, les textes applicables sont ceux produits par la Communauté pour les besoins de son fonctionnement vers l’intégration économique : le traité révisé, les protocoles, conventions et instruments juridiques subsidiaires adoptés par les plus hautes autorités de la CEDEAO. C’est donc le non-respect de ces textes qui justifie et fonde la procédure judiciaire engagée devant elle. De ce point de vue, la Cour doit déterminer dans quelle mesure la requête introductive d’instance demande l’application de ces textes. Moussa Léo Kéita se plaint d’être victime d’une injustice commise par son État et du dysfonctionnement ou du mauvais fonctionnement du système judiciaire de son pays. Or, contrairement à d’autres cours internationales de justice, telle que la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour de justice communautaire n’a pas, entre autres, la compétence pour réviser les décisions rendues par les tribunaux nationaux des États membres. Dans cette perspective, l’objection soulevée par la défense concernant la compétence ratione materiae de la Cour doit être déclarée recevable. Il ressort de l’espèce que, si la CJC s’est déclarée incompétente dans cette affaire, ce n’est pas sur la base de la non-entrée en vigueur du protocole additionnel de 2005.

Il convient de rappeler que dans la célèbre affaire Dame Hadijatou Mani Koraou c. la République du Niger, l’incompétence de la CJC n’a été soulevée par le défendeur que sur la base d’une exception tirée du non épuisement des voies de recours internes et du fait que l’affaire était encore pendante devant les juridictions nigériennes. On peut multiplier les exemples pour démontrer que, jusqu’en 2015, aucun Etat cité devant la CJC n’a soulevé son incompétence aux motifs que le protocole additionnel de 2005 était non ratifié ou non entré en vigueur. Même l’Etat du Bénin qui affirme aujourd’hui que le protocole additionnel de 2005 ne lui est pas opposable pour le fait qu’il ne l’a pas ratifié, n’a jamais soulevé une telle exception devant la Cour communautaire. A preuve, dans l’affaire qui l’opposait aux requérantes Mademoiselle Azali Abla et Madame Egou Carole, seul le non épuisement des voies de recours internes a été soulevé par l’Etat du Bénin comme exception d’irrecevabilité de la requête. Se penchant sur la question, en l’occurrence, la non-saisine de la Cour constitutionnelle Béninoise, juge des libertés et droit fondamentaux, la CJC y oppose deux objections. D’une part, elle souligne qu’il n’est pas en principe concevable que l’Etat du Bénin s’abrite derrière les dispositions de la Constitution pour faire l’impasse sur ses devoirs tirés du Traité de la CEDEAO et de tous les actes qui en procèdent, parmi lesquels les Protocoles organisant la compétence de la Cour. D’autre part, elle fait observer que la question de l’épuisement des voies de recours internes ne se pose pas devant elle. Aussi rappelle-t-elle à l’appui sa jurisprudence constante sur la question.

In fine, on retient que la non-entrée en vigueur du protocole de 2005 n’a jamais été soulevée comme exception devant la CJC. On note cependant qu’en dehors des exceptions soulevées de manière récurrentes, seul l’Etat de la Côte d’ivoire a évoqué une objection particulière, notamment la notion d’ordre public. Dans l’affaire CNDD c. Etat de Côte d’ivoire, le défendeur dans son mémoire, considérait la saisine de la CJC comme violant des dispositions d’ordre public ivoirien. Or, jusqu’en 2009, année où la CJC a été saisie par la CNDD, le protocole additionnel de 2005 n’était toujours pas entré en vigueur. Doit-on alors entendre par l’objection « la saisine de la CJC viole des dispositions d’ordre public ivoirien », une contestation de l’opposabilité du protocole de 2005 aux Etats membres ? La question mérite d’être posée dès lors que la Côte d’ivoire elle-même, à la date de la saisine de la CJC, n’avait pas ratifié le protocole et surtout que le quorum des neufs Etats, qui devait le rendre opposable, n’était pas atteint. Quoi qu’il en soit, lorsque le défendeur a soulevé devant la CJC l’exception d’irrecevabilité liée à sa compétence, la Cour ne s’est pas déclarée incompétente. En réponse à l’objection de la Côte d’ivoire, la Cour a souligné que « les Etats membres de la CEDEAO, en tant que parties contractantes du droit communautaire CEDEAO ou en tant que garants de la mise en œuvre des droits humains reconnus dans le traité Révisé de la CEDEAO, sont débiteurs de ces droits et peuvent à ce titre être assignés devant l’institution judiciaire principale de cette communauté ».
Cette réponse de la Cour surprend à plusieurs égards. On ne comprend pas pourquoi, dans son argumentaire, elle a mis de côté le protocole additionnel de 2005 pour se rabattre sur le droit communautaire et le Traité révisé de la Communauté aux fins de prouver sa compétence. Voulait-elle dire par là que nonobstant l’inopposabilité dudit protocole, les Etats membres pouvaient être traduits devant elle pour violation des droits de l’homme sur la base des autres textes de la Communauté ? Sa décision finale semble répondre par l’affirmatif. Quoiqu’elle n’ait pas donné satisfaction au requérant, la Cour de céans rejette l’exception d’irrecevabilité de la requête soulevée par la République de Côte d’Ivoire en ses trois points : (1) exception tirée du défaut de personnalité juridique de la requérante, (2) exception tirée de la qualité de la requérante à saisir la Cour, et (3) exception d’irrecevabilité pour violation des dispositions d’ordre public du droit positif ivoirien et de l’article 33 du Règlement de procédure de la Cour. Dans tous les cas, sur ces différentes questions, on ne peut qu’attendre la réaction des autres Etats, surtout dans les affaires en cours devant la CJC.

En troisième lieu, il faut comprendre que les effets juridiques de la décision de la Cour constitutionnelle peuvent s’analyser à maints égards. D’abord, le juge semble constitutionnaliser la théorie de l’inexistence des actes juridiques en lien avec celle de l’inopposabilité : « qu’enfin, les actes qui résultent de la mise en œuvre du protocole additionnel visé sont non avenus à l’égard du Bénin par application de l’article 3 al. 3 de la Constitution selon les termes duquel « Toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires à ces dispositions sont nuls et non avenus… » ; Qu’en conséquence, « Article 3.- Dit que tous les actes qui résultent de la mise en œuvre du protocole additionnel de la CEDEAO A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 sont non avenus à l’égard du Bénin ». Ensuite, l’application dans le temps de la décision doit faire l’objet d’une analyse circonstanciée. La question est de savoir si la décision conduit à l’annulation ab initio et du rétablissement du statu quo ante des conséquences tirées de l’exécution des décisions de la CJC à l’endroit du Bénin…ou pour la sécurité juridique, doit-on en tirer des effets in futuro ? Deux solutions sont envisageables dans le silence de la décision qui aurait pu être plus explicite sur la modulation de ses effets. Les obligations exécutées par le Bénin au titre du Protocole envers les autres Etats ou la CJC ne sauraient être revues, puisque « Nemo auditur propriam turpitudinem allegans » (Le Bénin n’a jamais contesté les dispositions du Protocole à son endroit). De même, celles exécutées envers les individus ayant saisi la CJC ne sauraient être remises en cause. On comprend peut être l’évocation de l’article 35 de la Constitution du Bénin : « Les citoyens chargés d’une fonction publique ou élus à une fonction politique ont le devoir de l’accomplir avec conscience, compétence, probité, dévouement et loyauté dans l’intérêt et le respect du bien commun » ; et la décision de la Cour : « Article 2.- Dit que les gouvernements successifs qui ont donné suite aux différentes procédures engagées sur le fondement du protocole additionnel de la CEDEAO A/SP.1/01/05 du 19 janvier 2005 en l’absence d’une loi de ratification, promulguée et publiée au Journal officiel, ont violé l’article 35 de la Constitution ».

Sur ces deux points, la décision de la Cour n’aura qu’un effet pour l’avenir sous réserve des recours pendants devant la CJC et impliquant le Bénin. Mais, il faut relever que pour des motifs de cohérence de l’ordre juridique interne, la décision du 30 avril 2020 aura un effet immédiat, et peut même rétroagir sur les actes internes pris par l’Etat relativement à l’exécution du Protocole de 2005 sans préjudice pour les droits considérés comme acquis. Font partie de cette catégorie, les actes énoncés à l’article 3 alinéa 3 de la Constitution, à savoir « Toute loi, tout texte réglementaire et tout acte administratif contraires… ». Il reste une dernière option, celle de la régularisation. Il suffirait alors que le Chef de l’Etat sollicite de l’Assemblée nationale le vote d’une loi de ratification qui permettra au Bénin de ratifier régulièrement le Protocole. Tout en sachant que l’autorisation législative de ratifier ne contraint pas juridiquement le Chef de l’Etat… !

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